Bonjour à vous qui, dans le maelström du net, êtes arrivés, par hasard? lassitude? erreur? sur ce blog. Vous êtes les bienvenus. Vous y lirez des extraits d'articles, de pensées, d'interviews, piochés ça et là, et illustrés de photos et dessins détournés, via un humour de bon aloi. Vous pouvez évidemment réagir avec le même humour, la même ironie que nous mettons, chaque jour, à tenter de respirer un peu plus librement dans une société qui se corsète chaque fois un peu plus.

dimanche 7 octobre 2012

"Il était raide comme la Justice et aussi mort qu'elle l'était dans cette ville Sicilienne". Benoît Barvin in "Pensées pensées".

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Pensées pour nous-mêmes:

(PENSE A L'OISEAU SUR LA BRANCHE:
IL SAIT LA QUITTER)

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COURTS RÉCITS AU LONG COURS(47)
pcc Benoît Barvin


 Mains 

   A cette époque j’étais sculpteur, une passade comme une autre. J’avais donc un petit atelier sis en un lieu discret dans une petite ville de province. De treize heures jusqu’à la fin d’après-midi, je travaillais avec la fougue de la jeunesse, celle de l’inconscience également – à moins que ce ne fût la même - et aussi, dois-je l’avouer, en raison de sordides ennuis pécuniaires. 

   Je « chassais » par conséquent les commandes avec l’ardeur que vous devinez. Le ventre creux depuis deux jours, j’avais pu prendre langue grâce à l’une de mes connaissances, chez un commanditaire assez important. Ce dernier me confia un travail : créer une dizaine de paires de mains, dans toutes les positions imaginables, mains de glaise qui, cuites, serviraient d’ornementation à un grand hôtel de la capitale. Et ce, juste avant la fête de Noël. 

   Une substantielle avance me fit commencer d’autant plus rapidement qu’une autre grosse liasse de billets devait m’attendre à l’exécution du projet. Je dois à la vérité de dire que la présence d’une accorte chambrière ne fut pas pour rien dans mon empressement à accepter la commande… 

   J’avoue aujourd’hui, quand je me retourne vers mon passé, que cet emploi artistique m’a apporté une grande joie – celle du lien entre matière et création, ainsi qu’une étonnante récompense... Mais j’y viens. 

   On était à cette période de l’année où, à mon grand désespoir, la nuit chassait trop vite à mon gré un pâle jour souffreteux. Comme j’étais incapable de travailler à la lueur des bougies, en raison de mes yeux vite fatigués, le travail n’avançait pas aussi vite que je l’avais d’abord espéré. Au bout de quatre jours de travail intense qui m’apportèrent d’horribles maux de tête; après que seules quatre paires de mains aient été terminées (c’est-à-dire érigées, chauffées, peintes et enfin glacées à l’aide d’une laque de mon invention), je décidai de mettre les « bouchées doubles » pour terminer à temps la commande. 

   Je contraignis mon esprit à ne plus rêver à la chambrière, ne me nourris plus que de bouts d’un pain rance mâchouillé pendant des heures et, pour faire glisser le tout, d’un ignoble vin aigrelet. 

   J’étais tout juste assis sur une vieille chaise bancale avec, sur un établi de fortune, une masse de glaise que je mouillais abondamment. Mes mains servaient de modèle à celles que je devais exécuter. Jamais jusqu’à cette période je n’avais compris l’injustice qui s’attachait à ces servantes fidèles et si mal connues. En les regardant, doigt après doigt, fibre après fibre, je me sentais saisi d’un sentiment qui ressemblait fort à de l’exaltation. L’utilitarisme de ma tâche avait laissé place à l’extase que procure toute création artistique. Ces objets que je façonnais transcendaient leur essence de simple glaise malaxée, se transformaient en « figure » artistique, en création divine. 

   Parfois, alors qu’épuisé je m’affalais sur ma chaise, l’œil fixé sur les doigts élancés, la paume tendue vers le ciel, le poignet fragile qui n’attendait plus qu’à être relié à un hypothétique avant-bras, je me sentais pris d’un éblouissement. Toute cette grâce et cette fragilité dont j’étais à la fois le dieu concepteur et, si je le voulais, le diable exterminateur – il me suffirait d’un geste pour détruire cette création mélodieuse et céleste, tous ces sentiments contradictoires me serraient le coeur. 

   Au fur et à mesure des heures qui s’écoulaient, je perdis pied avec la réalité du monde. Trois jours passèrent encore dans cette fièvre créatrice. Nous étions de plus en plus proche du 24 décembre. Le temps de création semblait s’étirer à l’infini. Je n’étais jamais satisfait de chaque sculpture de glaise. J’y mettais mon âme, ma vie même, et je n’avançais plus qu’à regret, dans un ralenti inquiétant, toujours au bord de la rupture névrotique. 

   Au bout d’une bonne semaine d’un hors temps au cours duquel je finis par dormir sur place, m’humectant parfois la gorge d’une simple gorgée d’eau, le corps tremblant, les yeux rougis et douloureux, six paires de mains finirent par s’aligner sur une étagère. Je concevais maintenant la dernière paire avec un sentiment mitigé. J’étais soulagé d’avoir enfin pu honorer la commande et je songeai avec plaisir que j’allais revoir l’accorte servante. Mais, dans un mouvement de ressac, un sentiment de perte, de désolation me submergeait quand je pensais au retour dans l’atelier, vide alors de ces sept admirables créations. 

   Ce matin-là, après une nuit rapide et agitée, - pour la première fois j’avais dormi dans ma soupente, j’étais rentré dans mon atelier empli d’un sentiment confus, semblable à une appréhension sourde. Je m’arrêtai sur le seuil, ébloui par la vision qui s’offrait à moi. Le soleil, pourtant toujours maussade ces derniers jours, illuminait de ses rayons l’intérieur de mon modeste atelier. D’innombrables paillettes d’or ruisselaient dans l’air, faisant étinceler la pièce comme si elle fût éclairée par d’innombrables chandeliers. 

   Mon cœur bondit dans ma poitrine. Au milieu de l’établi, la dernière paire de mains semblait parader, habillée de mousseline scintillante. Lorsque j’entrai, la vision s’estompa quelque peu, surtout après que j’eus aperçu ses consoeurs, rangées en ordre de bataille sur l’étagère. Elles transfiguraient les parts obscures de l’atelier par la couleur que j’avais déposée sur leur surface, les rendant ainsi presque « vivantes ». 

   Je restai immobile un moment, frappé par un sentiment d’irréalité. Puis je me rapprochai de l’étagère et saisis la paire de mains qui se trouvait la plus proche de moi. En la tenant dans ma paume, je sentis un long frisson me parcourir. Pas de doute, c’était cette sculpture qui produisait sur moi cet effet bizarre. Je l’examinai plus avant et  compris enfin ce sentiment de bizarrerie qui m’avait saisi, au seuil de l’atelier. Créée les deux paumes collées l’une contre l’autre, la sculpture se présentait à présent les deux mains disjointes, un peu bosselées même, esquissant un curieux arc de cercle. Certes, bien que débutant, j’avais cependant derrière moi une année entière de travail sur la glaise. Or jamais je n’avais observé un phénomène aussi curieux. 

   Bientôt, après avoir examiné les cinq autres paires, je dus convenir que le même défaut entachait mes autres ouvrages. Inquiet, découragé même, j’entrepris la finition de la dernière sculpture, l’esprit chaviré par le sentiment d’un échec imminent. Pourtant, au fur et à mesure des heures, la même exaltation que les jours précédents me reprit. Je sentais que devant moi naissait une œuvre inouïe, dépassant l’entendement. Les rayons du soleil qui, d’ordinaire, s’estompaient très vite, laissant mon atelier dans une semi obscurité froide et menaçante, ouvrageaient la pièce des mêmes paillettes dorées qui donnaient à l’espace l’apparence d’un écrin. Des forces nouvelles bouillonnaient en moi. Nouveau flux de vie, elles imprégnaient mes doigts de grâce, de tendresse, de volupté pour le dernier « Objet » créé. 

   Bientôt, haletant, au bord de la syncope, je reposai mon petit scalpel. «Admirable» osai-je balbutier. 

   La septième paire de mains était remarquable. Il me sembla discerner, par-delà la sculpture, une ressemblance avec les mains nerveuses et fines, tendues vers l’Humanité, de notre Christ Bien-Aimé. Des mains intelligentes, blondies par ce soleil pailleté d’or, pareilles à des fées de lumière, épandant une douce chaleur… 

   Dehors pourtant, je savais qu’en ce jour de Noël, le vent uni à une neige molle et froide hurlait sa rage, si j’en croyais les griffures exaspérées heurtant les carreaux des fenêtres. Néanmoins, dans mon réduit misérable, un doux bien-être coulait mon corps dans le repos de l’âme. Tout s’effaçait : les affres du quotidien ne m’apparaissaient plus que comme d’étranges et ridicules péripéties. 

   Après avoir placé la dernière sculpture à côté des autres, je venais de plonger dans une délicieuse extase mystique lorsque j’entendis un claquement sec. Je me retournai vers la fenêtre, mais le vent avait soudain cessé de cogner aux carreaux. Faisant le tour de la pièce de mon œil las, je n’aperçus rien. Pourtant, le claquement reprit, suivi de plusieurs autres. Ils provenaient de l’intérieur de mon atelier. Les bruits continuaient, si forts à présent qu’ils faisaient penser à un crépitement mystérieux, auquel se joignaient les martèlements de percussions inconnues. 

   Je levai les yeux et, grâce au dernier rayon du soleil finissant qui illumina l’étagère, je fus alors le témoin d’un spectacle bouleversant. Posées sur leur socle de glaise, les sept paires de mains applaudissaient. Oui, tour à tour, elles abattaient leur paume l’une contre l’autre, produisant ce crépitement qui m’avait si sottement intrigué. 

   Alors, flatté et béat, je me levai et m’inclinai légèrement pour les saluer. 

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(La célèbre danseuse-pantin dans son numéro de Hula Hoop)

Residenzatelier Wien
Grete Freudenreich
Dancer with the Vienna State Opera 1926

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(Le vrai Saint Suaire de Turin)

Charlotte March

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(Descente du Danube par le Rhin)

Jean-Loup Sieff


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(Descente de Rein par le Danube)

Photo by Leopoldo Pomés

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Nadine Estrella

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